Ce post complète celui rédigé en 2018 sur le même thème. Il est particulièrement écrit à destination des étudiant•es préparant leur rattrapage du cours de sociologie contemporaine cette année dans le contexte de confinement lié à la crise sanitaire du Covid-19. Etant donné les conditions de passation à distance de l’examen l’évaluation des copies prend particulièrement en compte cette année, en plus des connaissances que vous pourrez facilement reconstituer à partir du cours, la qualité de l’argumentation manifestée dans les copies.

Comme en 2018 j’ai constaté cette année en effet dans beaucoup de copies des problèmes de compréhension de la langue que parlent les sociologues (et que logiquement ils aimeraient lire dans les travaux des étudiant•es). Afin de travailler ce point (ce à quoi sert à mon sens le rattrapage et qui justifie aussi le fait que les dix premières questions de ce test sont identiques à celles posées lors de la première session), voici une nouvelle liste de petits conseils formulés comme des questions de langage.

Biais

Attention à ce terme que l’on n’emploie que dans certains contextes : pour décrire les problèmes d’adéquation entre un échantillon et la population qu’il est censé représenter (on parle par exemple de “biais de sélection” pour désigner le fait que l’on a déformé la représentation d’une population en choisissant de l’étudier à partir d’un nombre restreint d’individus) ; pour décrire les erreurs communes de perception d’un problème (il s’agit alors plutôt du vocabulaire des psychologues mais il peut aussi être utile en sociologie) ; de la question du cadrage médiatique des phénomènes sociaux qui peut conduire à des distorsions systématiques de la réalité dans un sens ou dans l’autre. Une phrase comme « Les inégalités entre homme et femme sont renforcées par trois biais : le plancher collant, les parois de verre et le plafond de verre » n’est donc pas correcte (on pourrait remplacer « biais » par « problèmes » ou « phénomènes » sociaux).

Mots interdits

Un certain nombre de mots sont à bannir dans vos copies. Ils sont en effet trop confus pour un sociologue :

  • « naturel » : dans la société rien ne l’est vraiment !
  • « logique », « nécessaire », « forcément », « nécessité » pour la même raison (pensez à cette phrase, à toutes ses implications, sans doute non maîtrisées par l’auteur•e et à ce qu’y signifie « logique » : « L’homme étant celui qui a le salaire le plus élevé, il est logique de comparer la situation des fils à celle des pères »)
  • « subjectif » (par exemple : « la jeunesse est subjective ») : il y a peut-être une dimension subjective au problème social qui vous intéresse mais ce n’est pas celle qui doit vous intéresser. Souvenez-vous que les sciences sociales observent les régularités, pas les singularités personnelles.
  • « réel•le » (par exemple : « il existe une différence réelle de salaire entre hommes et femmes ») : ici « réel » ne sert, au mieux, à rien. Il vous fait perdre une place qui serait utile pour essayer de mesurer cette différence. Par ailleurs il introduit aussi une confusion (voulez-vous dire une différence « nette » par opposition à « brute », une différence « importante » par opposition à « négligeable » ou une différence « rélle » par rapport à une autre qui ne le serait pas, mais laquelle dans ce cas ?)
  • « légitime » ou « justifié » (mais aussi « adéquat » ou « inadéquat ») sont des jugements de valeur que vous ne pouvez pas reprendre à votre compte. Les choses que vous décrivez ne sont « légitimes » ou « justifiées » que pour certains groupes sociaux alors que d’autres sont fondés à les trouver « illégitimes » ou « injustifiées »
  • « impossible » (par exemple : « l’accès à des positions élevées dans la société est impossible pour les femmes du fait du plafond de verre ») : c’est à la fois naïf et empiriquement faux de s’exprimer ainsi. Préférez l’expression de régularités statistiques à celle du « possible » et de l’« impossible ».
  • « sociétal » : le terme est en général utilisé pour dire « social » mais en plus vague. Il faut l’éviter !

Au-delà des mots il y a aussi des modes ou des temps que vous devez au maximum éviter d’employer quand vous parlez la langue des sociologues, il s’agit du conditionnel (qui introduit un doute sur les faits alors que vous devez chercher à les mesurer : « Les femmes seraient cantonnées dans le travail émotionnel ») et du futur (pour les mêmes raisons).

L'espace entre le faux et le vrai

Il y a souvent de nombreuses façons de répondre à une question. Toutes ne sont pas fausses mais toutes ne sont pas vraies non plus. L’espace entre les deux est en effet assez large. Certaines réponses sont par exemple vraies sur un plan logique mais manquent de clarté ou de pertinence. D’autres sont des truismes, des énoncés sans aucun intérêt sociologique. Que penser par exemple de ces réponses à la question « Quel lien la courbe dite de Gatsby établit-elle entre inégalité et mobilité sociale ? » :

  • « La courbe de Gatsby modélise les variations d’inégalité dans les société »
  • « La courbe de Gatsby explique que plus les inégalités sont grandes au sein d’une société et plus la mobilité entre classes sociales est difficile »
  • « Cette courbe permet de faire le lien entre le niveau de vie des parents et la mobilité sociale des enfants »
  • « La courbe de Gatsby permet d’établir une comparaison relative aux mobilités sociales entre les pays selon l’héritage et la position sociale du père de l’individu »
  • « La courbe de Gatsby montre que plus il y a des inégalités, moins il y a de mobilité sociale »

Aucune n’est satisfaisante parce que ces formulations, chacune à leur façon, n’utilisent pas le langage des variables (cf. plus bas). Si l’on vous interroge sur un lien entre deux phénomènes (ou deux variables : ici l’inégalité et la mobilité), vous devez répondre en qualifiant ce lien (les réponses 1 et 4 sont de ce point de vue fausses au sens où elles oublient une des deux variables). Il y a pour cela tout un vocabulaire à maîtriser. Vous ne pouvez pas vous contenter de décrire la courbe (« plus x monte, plus y baisse »). Par ailleurs vous devez aussi essayer de préciser comment on mesure ces variables (dans le cas de la courbe de Gatsby il s’agit de données agrégées à l’échelle des pays, on ne compare donc pas des individus entre eux dans la même société).

Le langage des variables tu parleras

Une grande part du raisonnement des sociologues consiste à essayer de créer des concepts qui puissent donner lieu à de la mesure afin d’aider à répondre à des questions. Autrement dit à construire des variables. Le cas de l’inégalité ou celui de la mobilité évoqués au point précédent sont de bons exemples de variables. Vous devez essayer de manipuler ces variables en restant en quelque sorte à leur niveau d’abstraction. Par exemple si l’on vous demande de commenter un graphique qui établit une relation entre catégorie socio-professionnelle (en abscisse) et espérance de vie (en ordonnée), essayez de qualifier ce lien : y a-t-il une relation entre les deux ? Cette relation (que l’on appelle une corrélation en sociologie) est-elle positive (une augmentation de x se traduit par une augmentation de y) ou négative (une augmentation de x se traduit par une diminution de y) ? S’il est moins facile d’ordonner les variables (par exemple si l’on étudie la propension à avoir un accident de voiture des différentes PCS) la corrélation s’exprime un peu différemment mais l’idée est la même : on cherchera simplement alors à observer s’il y a sur-représentation ou sous-représentation des accidents de la route dans les différentes PCS. Une fois que vous maîtriserez ce vocabulaire élémentaire vous pourrez vous poser des questions plus élaborées comme : la corrélation observable est-elle une relation causale (la variable indépendante x explique la variable dépendante y) ? Se pourrait-il qu’une troisième variable explique les variations de x et y et provoque la corrélation ?

Méfiez-vous de la dialectique

Lorsque vous répondez à une question simple il faut éviter de proposer un raisonnement trop dialectique qui donne le sentiment que vous vous réfugiez dans la pure forme pour éviter justement de répondre à la question posée. Par exemple si l’on vous demande si le système de retraites devrait prendre en compte l’espérance de vie, ne proposez pas une réponse du type « Il faut prendre en compte l’espérance de vie pour le calcul de l’âge de départ à la retraite mais on peut se demander si ce serait pertinent de le faire. » Si vous pensez qu’il faut prendre en compte l’espérance de vie, tous vos arguments doivent converger vers cette réponse et pas osciller entre le oui et le non.

Le concept, sa réalité et son utilité

Pour décrire la société, les sociologues emploient des concepts. Si l’on vous interroge sur un de ces concepts (par exemple : « Qu’est-ce qu’une panique morale ? ») vous devez prendre garde à donner dans votre réponse des éléments sur la réalité décrite par ce concept (une panique morale est un phénomène récurrent de stigmatisation de groupes déviants par des entrepreneur de morale, des institutions et les médias) mais aussi sur le concept et sa généalogie (ce concept a été proposé par Stanley Cohen dans son ouvrage consacré à la réaction de la société aux affrontements entre bandes de jeunes britanniques dans les années 1960). Pensez aussi à décrire son utilité : ce concept permet de comprendre les jeux d’acteurs qui sont à l’origine de la médiatisation de certains problèmes sociaux et les effets de cette médiatisation en termes d’hégémonie culturelle (par exemple).

Les faits, leur origine et leur mode de construction

Pour décrire la société, les sociologues ont aussi recours à des faits mesurables dont ils traquent les évolutions (la répartition de la richesse entre différentes classes, des indicateurs agrégés comme celui de Gini, observations répétées des mêmes phénomènes comme lorsque l’on compte le nombre de femmes élues dans un parlement, etc. Ce faits sont importants en tant que tels (il est utile par exemple de connaître le taux de pauvreté dans un pays, ou au moins de pouvoir l’approximer sans trop se tromper) mais ils sont aussi des constructions dont il faut rappeler comment elles ont été élaborées (par exemple il existe différentes mesures de la pauvreté qui conduisent chacune à adopter une perspective différente sur ce phénomène). Rappeler l’origine des faits ce n’est donc pas seulement citer rituellement leur source (l’INSEE, telle enquête…) mais aussi être capable de montrer en quoi la construction des faits peut peser sur la définition du problème lui-même (la pauvreté doit-elle être mesurée en termes de pouvoir d’achat ? Que se passe-t-il lorsque des dépenses contraintes voient leur poids augmenter dans l’ensemble de celles des ménages ?).

Le bon sens est parfois utile

Bien qu’il s’apparente souvent aux « prénotions » que les sociologues cherchent souvent à déconstruire, le bon sens peut aussi vous aider, surtout quand il s’appuie sur votre expérience de la société et vos connaissances plus ou moins formelles de son fonctionnement. À votre avis peut-on vraiment écrire que « en 2000-2008 l’espérance de vie d’un cadre est de 48 ans pour un homme contre 41 pour un homme ouvrier » sans prendre une grande respiration, retourner à la source de cette information et vérifier qu’il s’agit bien de l’espérance de vie à 35 ans et pas à la naissance ?