Au printemps chaque année je me livre à un exercice intéressant (et éprouvant en même temps) : la lecture des écrits d’étudiants qui suivent mon cours fondamental de « Sociologie contemporaine ». Je suis de plus en plus frappé par le fait que beaucoup de copies ne pèchent pas par défaut de connaissances mais plutôt par des formulations peu précises, maladroites ou même fautives.

Ces problèmes de formulation relèvent pour partie de la pure correction syntaxique. Écrire que « l’école comporte plusieurs fonctions » ne constitue pas à proprement parler une faute de raisonnement. Cet énoncé met cependant son lecteur dans un état d’inconfort cognitif qui ne peut pas être favorable à l’auteur ! D’autres problèmes relèvent quant à eux du bon sens. Je mets dans cette catégorie toutes les copies dont l’écriture est presque illisible, sauf au prix d’efforts coûteux de concentration qui, eux-aussi, pénalisent leur auteur. Un argument de bon niveau écrit dans une graphie illisible ne vaut malheureusement… rien !

Mais écrire en bon français et de manière lisible ne suffit pas pour être compris lorsque l’on passe un examen de sociologie. Il est aussi nécessaire d’écrire dans la langue de celui qui lit la copie : la langue des sociologues !

Les remarques et conseils suivants sont donc adressés aux étudiants de mon cours. Ils seront peut-être aussi utiles à d’autres et visent à objectiver quelques uns des tours les plus simples de la langue des sociologues. En d’autres termes ils devraient vous permettre, si ce n’est d’écrire comme un sociologue, de le faire au moins pour un sociologue en maximisant vos chances qu’il vous comprenne.

Les guille…mentent

Le seul usage acceptable des guillemets pour un sociologue (à vrai dire il en va de même pour de nombreuses autres professions) est celui qui consiste à faire référence de manière exacte aux propos ou aux écrits d’une personne. Essayez de limiter l’usage des guillemets aux citations exactes pour lesquelles vous pouvez mentionner une source. Tout autre usage devrait être soigneusement évité, notamment celui qui consiste à utiliser des guillemets pour signaler la présence d’une intention ironique dans une formulation (« Alice Goffman est la fille d’Erving Goffman (les sociologues pratiquent donc aussi la “reproduction”) ») ou pour cacher le fait que l’on a des doutes sur le choix d’un mot ou en atténuer la portée (« Il y a donc une forme de “violence” dans ce phénomène »).

On n'existe pas… et la société a (trop) bon dos

Répondre à des questions portant sur la reproduction des inégalités ou les changements des pratiques culturelles en France est intimidant. Il peut donc être tentant de recourir lorsqu’on doit le faire à des formes d’évasion grammaticale dont les plus connues sont le recours au passif, l’usage de pronoms indéfinis comme « on » et d’autres formes d’élusion du sujet d’une action. Pour le dire autrement, il est plus facile d’écrire « l’éclectisme des goûts musicaux augmente » ou « on écoute davantage de styles de musique différents » que de chercher qui se cache derrière ces actions, quels groupes sociaux, avec quelle fréquence… Ce sont pourtant des questions qui intéressent les sociologues !

Une variante classique de l’élusion du sujet des processus sociaux consiste à placer la société dans la position de sujet. Des formulations comme « La société décide alors de… (stigmatiser une population dans le cas d’une panique morale par exemple) » ou « se pose la question de… » sont typiques de ce problème. La société n’existe malheureusement pas plus que « on ». Elle est composée de groupes sociaux antagonistes dotés de pouvoirs d’agir très variables. Ne confondez donc pas le fait que des régularités (de comportement, d’opinions, de trajectoires…) soient observables à l’échelle de la société dans son ensemble avec le fait que celle-ci soit dotée de personnalité et d’intentionnalité !

Trois anecdotes ne font pas une preuve

Il est très difficile d’apporter la preuve d’un argument dans une copie d’examen. Nul ne vous en tiendra trop rigueur si vous montrez assez de bonne volonté en citant des éléments probants et en montrant comment on peut les interpréter. Autrement dit, vous ne pouvez pas vous contenter de multiplier des exemples illustrant un phénomène social général.

L'argument d'autorité n'est pas un bon argument

Avant de manifester votre connaissance du cours à tout va en citant des « auteurs » essayez toujours de répondre à la question qui vous est posée sur un plan factuel. Votre lecteur, qui a priori connaît bien les auteurs qu’il cite pendant le cours, appréciera de constater que vous essayez de réfléchir par vous même avant de vous réfugier, parfois maladroitement, dans le giron des grands auteurs.

Ne vous précipitez pas sur les conclusions

Bine sûr la conclusion d’un raisonnement est importante. Mais parfois ce n’est pas le plus important ! Pensez à un phénomène comme celui de la reproduction des inégalités par le système scolaire. Dire que la France occupe aujourd’hui de ce point de vue une place tristement basse dans tous les classements internationaux, c’est bien. Mais prendre le temps de montrer comment cela se produit et quelles données nous permettent de le mettre en évidence est tout aussi intéressant !

Ne vous précipitez pas non plus sur les préconisations

Il est toujours tentant d’essayer d’imaginer les effets que pourraient avoir telle ou telle mesure sur un problème social. Beaucoup de documents que vous avez à commenter ou de sujets de réflexion ouvrent des pistes pour des spéculations du type « L’école française échoue à offrir à tous ses élèves les mêmes chances de réussite alors qu’elle est dans la queue du peloton en termes de rémunération de ses enseignants ? Augmentons les salaires ! » Le problème avec ce raisonnement est qu’il ne peut être formulé qu’avec précaution tant les relations entre les multiples variables qui entrent en compte sont complexes. Surtout il vous détourne de votre vrai travail qui doit être de chercher à expliquer le phénomènes social en question, pas à résoudre un problème (vous pouvez laisser cela tranquillement au débat public).

Compliquer n'est pas expliquer

Contrairement à ce que vous pensez peut-être les meilleures explications que l’on peut trouver de problèmes sociaux complexes sont souvent… les plus simples à énoncer. Arriver à cette simplicité est évidemment long et coûteux mais vous pouvez vous engager sur ce chemin en prenant soin d’éviter toutes les formes de jargon.

Choisissez vos mots… pour éviter ceux des autres

La plupart des questions que se posent les sociologues sont des questions largement débattues dans différents cercles. Prenez garde à utiliser un vocabulaire qui ne soit pas celui des acteurs de ces débats. Un exemple ? Écrire des choses intelligentes sur la situation des femmes sur le marché du travail et conclure en évoquant la question de « l’émancipation de la femme » c’est dommage parce que cette expression charrie avec elle l’image d’une nature féminine invariable contre laquelle se sont justement construites beaucoup de recherches visant à montrer la construction sociale des rapports de genre !

Ne spéculez pas

En règle générale il est toujours préférable de fonder vos raisonnements sur des faits. Toutes les formes de spéculation que vous pouvez être tenté•e d’introduire pour montrer votre virtuosité intellectuelle vous font prendre le risque de vous éloigner de cet impératif. Commencez donc par bannir certaines formulations spéculatives comme toutes celles que vous faites en utilisant le conditionnel (« Une explication pourrait être… »).

Ne soyez pas naïf•ve

Nous pouvons tous souhaiter nous transporter dans des sociétés différentes de celle dans laquelle nous vivons. Pour autant nous vivons ici et maintenant. Essayer de l’occulter en écrivant par exemple qu’il est « incompréhensible », « surprenant » ou « injuste » que la société fonctionne comme elle fonctionne ne vous aide pas à expliquer ce fonctionnement.