Tribune collective parue dans Le Monde le 5 janvier 2022. Voir en ligne

L’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie organisent les 7 et 8 janvier, avec l’aval de Jean-Michel Blanquer, un colloque à la Sorbonne, intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » dont l’objectif affiché est de dénoncer l’« ordre moral » que la « “pensée” décoloniale », également nommée « woke » ou « cancel culture », introduit dans le domaine éducatif en contradiction avec « l’esprit d’ouverture, de pluralisme et de laïcité qui en constitue l’essence ».

Il s’agit, est-il précisé, de « favoriser la construction, chez les élèves et les étudiants, des repères culturels fondamentaux » et de « faire un état des lieux, aussi nuancé que possible ». Cette recommandation laisse perplexe lorsque l’on constate que les animateurs des tables rondes sont les intervenants et vice-versa, et la quasi-totalité d’entre eux membres de l’Observatoire. Il serait vain dès lors d’attendre débat contradictoire ou mise en perspective.

On pourrait s’étonner de la participation annoncée du président de l’agence gouvernementale chargée d’évaluer la recherche dans l’enseignement supérieur, le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES), dont dépend l’avenir des laboratoires de sciences humaines et sociales. On sait toutefois que la dénonciation du wokisme, ou d’autres chimères comme l’« islamo-gauchisme », est un cheval de bataille du ministre de l’éducation nationale comme de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Une police de la pensée

La caution quasi officielle apportée par le président du HCERES à l’Observatoire du décolonialisme laisse-t-elle présager l’apparition d’une police de la pensée qui sanctionnerait toute recherche suspectée d’être contaminée par le prétendu wokisme ? Admettons, bien qu’il soit infondé, le postulat de réduction du décolonialisme à l’idéologie woke et à la cancel culture.

De quoi est-il donc question ? On sait que l’expression « being woke » s’est popularisée aux Etats-Unis dans la communauté afro-américaine tout au long du XXe siècle pour désigner une nécessité : celle d’être éveillé aux injustices, principalement alors de nature socio-économique. Le slogan, repris par le mouvement Black Lives Matter (« les vies noires comptent »), gagne en popularité avant d’être récupéré par les conservateurs américains pour le dénigrer et disqualifier ceux qui en font usage.

C’est ainsi que s’impose wokisme, lequel suggère l’existence d’un mouvement politique homogène chargé de propager l’idéologie woke. Il est d’ailleurs assez cocasse que la dénonciation de l’américanisation du débat s’accommode de l’importation (fautive) de mots américains.

Les nouveaux inquisiteurs

Désormais, le wokisme désigne péjorativement ceux qui sont engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBT, etc. Sous couvert d’alerter sur le nouveau danger qui menacerait l’école républicaine, il s’agit de réprouver ceux qui dénoncent les discriminations fondées sur la couleur et qui font un lien entre celles-ci et notre passé colonial et/ou esclavagiste.

Dans la rhétorique réactionnaire des nouveaux inquisiteurs, on pratique une stratégie d’éradication lexicale visant à éliminer du vocabulaire des sciences sociales des termes tels que racisme systémique, privilège blanc, racisation, intersectionnalité, décolonialisme, termes prétendument dénués de toute rationalité. A de nombreux égards, la querelle ressemble à celle de la political correctness (le politiquement correct) du début des années 1990.

En effet, cette dernière fut avant tout, aux Etats-Unis, l’occasion d’une offensive des conservateurs et de l’extrême droite contre le pouvoir supposé des minorités. En France, le terme désigne, dans la méconnaissance du contexte américain, un ensemble hétérogène composé de marxistes, de multiculturalistes, de féministes, de postmodernistes, etc., tous accusés, entre autres vices, de puritanisme, de censure, de dictature des minorités.

Le cyberharcèlement moralisateur

A l’inverse, celui qui se veut politiquement incorrect fonde ses jugements sur la liberté de penser, la rationalité, le courage intellectuel. Qui ne s’en réclamerait ? Quelle est donc la valeur d’une position qui rassemble tout le monde et chasse des fantômes ? La « wokeness » doit en réalité être comprise comme une dynamique inhérente à la démocratie et, au-delà, l’indice des manquements de celle-ci à ses principes fondamentaux.

Le sort réservé à la cancel culture (culture de l’annulation) illustre ce point de vue. Comme le wokisme, il s’agit essentiellement d’un terme polémique, lequel a servi, d’abord à la droite américaine puis aux néoconservateurs français, à disqualifier toute interpellation progressiste. Ses adversaires pensent que son invocation relève du tribunal populaire et s’accompagne nécessairement de cyberharcèlement moralisateur.

Il convient plutôt de l’interpréter comme une modalité de la protestation à l’usage de ceux qui disposent du seul pouvoir de marquer leur indignation en dénonçant certains dysfonctionnements dont la société s’accommode si souvent. Peut-on réellement penser que la cancel culture exprime, comme l’écrivent sans vergogne l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie, la tentation de faire « table rase du passé, de l’histoire, de l’art, de la littérature, et de l’ensemble de l’héritage civilisationnel occidental » ? Nuance, disent-ils ?

Les choses commencent à changer

Plutôt que des effets de la cancel culture, ne faudrait-il pas s’inquiéter de la culture de l’impunité, laquelle préfère la disqualification à la dispute argumentée ? Que les choses commencent à changer, nous ne pouvons que nous en réjouir et non redouter la « dictature des minorités ». C’est, au contraire, des droits de ces dernières que nous devrions nous soucier si nous voulons combattre la dérive droitière à laquelle les organisateurs, en invitant Mathieu Bock-Côté à s’exprimer, sont coupablement inattentifs.

L’universalisme républicain ne se décrète pas, il se construit. Cela passe par la lutte contre les discriminations de classe, sexistes, homophobes ou ethnoraciales, comme contre les préjugés racistes, antisémites et islamophobes, aujourd’hui de nouveau en vogue dans les espaces publics. Nier leur existence, c’est nuire gravement à l’idéal républicain.

Les signataires de cette tribune sont : Nicolas Bancel, professeur ordinaire, université de Lausanne ; Gilles Bastin, professeur, Sciences Po Grenoble ; Hourya Bentouhami, maîtresse de conférences, université Toulouse-II-Jean-Jaurès ; Magali Bessone, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Pascal Blanchard, chercheur associé, CRHIM/UNIL Lausanne ; Philippe Blanchet, professeur, université Rennes-II ; Fabienne Bock, professeure émérite, Paris-XIII ; Gilles Boëtsch, directeur de recherche émérite, INEE-CNRS ; Olivier Borraz, directeur de recherche, IEP Paris ; Ahmed Boubeker, professeur, université de Saint-Etienne ; Michel Cahen, directeur de recherche émérite, IEP Bordeaux ; François Calori, maître de conférences, Rennes-I ; Philippe Chanial, professeur, université de Caen ; Sébastien Chauvin, professeur associé, université de Lausanne ; Christiane Chauviré, professeure émérite, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Catherine Coquio, professeure, Université de Paris ; Philippe Corcuff, maître de conférences, IEP Lyon ; James Costa, maître de conférences, université Sorbonne-Nouvelle ; Bruno Cousin, professeur assistant, IEP Paris ; Pierre Crétois, maître de conférences, université Bordeaux-Montaigne ; Martine de Gaudemar, professeure émérite, université Paris-Nanterre ; Thierry Deshayes, chercheur postdoctoral, université de Neuchâtel ; Stéphane Dufoix, professeur, membre senior de l’IUF, université Paris-Nanterre ; Estelle Ferrarese, professeure de philosophie, université de Picardie Jules-Verne ; Franck Fischbach, professeur, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Vincent Foucher, chargé de recherche, IEP Bordeaux ; Jean-Louis Fournel, professeur, université Paris-VIII ; Pierre François, directeur de recherche, IEP Paris ; Claude Gautier, professeur, ENS Lyon ; Jean-Christophe Goddard, professeur, université de Toulouse-II Jean-Jaurès ; Sophie Guérard de Latour, professeure, ENS Lyon ; Jacques Haiech, professeur honoraire, université de Strasbourg ; Abdelhafid Hammouche, professeur, université de Lille ; Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure, Paris-Nanterre ; François Héran, professeur, Collège de France ; Philippe Huneman, directeur de recherche, IHPST ; Chantal Jaquet, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Nadia Yala Kisukidi, maîtresse de conférences, université Paris-VIII ; Stefan Kristensen, professeur, université de Strasbourg ; Sandra Laugier, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Jeanne Lazarus, directrice du département de sociologie, IEP Paris ; Olivier Le Cour Grandmaison, professeur, université d’Evry ; Patrick Le Galès, directeur de recherche, IEP Paris ; Claire Lemercier, directrice de recherche, IEP Paris ; Françoise Lorcerie, directrice de recherche émérite, université d’Aix-Marseille ; Pascal Maillard, professeur agrégé, université de Strasbourg ; Philippe Marlière, professeur, University College London ; Nonna Mayer, directrice de recherche émérite, IEP Paris ; Catherine Miller, directrice de recherche, université d’Aix-Marseille ; Yann Moulier-Boutang, professeur émérite, UTC-Alliance Sorbonne-Université ; Laure Murat, professeure, université de Californie à Los Angeles (UCLA) ; Christine Musselin, directrice de recherche, IEP Paris ; Etienne Nouguez, chargé de recherche, IEP Paris ; Janie Pélabay, chargée de recherche, IEP Paris ; Roland Pfefferkorn, professeur émérite, université de Strasbourg ; Alain Policar, chercheur associé, IEP Paris ; Clotilde Policar, professeure, ENS Paris ; Jean-Yves Pranchère, professeur, ULB Bruxelles ; Alain Renaut, professeur émérite, Sorbonne-Université ; Jacob Rogozinski, professeur, université de Strasbourg ; Diane Roman, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Laurence Rosier, professeure, ULB Bruxelles ; Emma Rubio-Milet, professeure agrégée, université Sorbonne-Nouvelle ; Haoues Seniguer, maître de conférences, IEP Lyon ; Réjane Sénac, directrice de recherche, IEP Paris ; Vincent Tiberj, professeur associé, IEP Bordeaux ; Julien Talpin, Chargé de recherche, université de Lille ; Fabrice Virgili, directeur de recherche, UMR Sirice/CNRS ; Tommaso Vitale, professeur associé, IEP Paris ; Albin Wagener, maître de conférences, université Rennes-II ; Patrick Werly, maître de conférences HDR, université de Strasbourg ; Aline Wiame, maîtresse de conférences, université Toulouse-II Jean-Jaurès ; Charles Wolfe, professeur, université de Toulouse Jean-Jaurès ; Geneviève Zoïa, professeure, université de Montpellier ; Valentine Zuber, directrice d’études, EPHE.