Note : La version originale de cet article a été publiée le 22 avril 2019 sur The Conversation sous licence Creative Commons. La version publiée sur cette page est plus détaillée, notamment pour ce qui est de la comparaison internationale. Elle est aussi archivée sur le serveur HAL.

Le débat sur les fake news a permis de remettre à l’agenda politique depuis quelques mois la question de la qualité de l’information dont dispose le public et donc du type de médias et de journalisme dont une société a besoin. On ne peut que se réjouir de voir disparaître avec ce débat le temps des arguments simplistes consistant à blâmer les médias de manière indifférenciée à tout propos ou à entretenir le mythe selon lequel des amateurs reliés par une application en ligne pourraient un jour remplir le rôle des journalistes. Mais il est aussi nécessaire de prendre la mesure de la crise que traverse aujourd’hui le journalisme d’intérêt public, si essentiel au bon fonctionnement de la démocratie. Comme le déclarait en 2016 Katharine Viner, la rédactrice en chef du Guardian :

« De nombreuses rédactions courent le danger de perdre ce qui importe le plus en matière de journalisme : le dur labeur, précieux, civique, qui consiste, en arpentant les rues, en passant des bases de données au tamis ou en posant des questions dérangeantes, à dévoiler des choses que quelqu’un ne veut pas que vous sachiez. »

La première raison de cette crise est financière. Les plates-formes de partage de contenus entre pairs (comme Facebook ou YouTube) et les moteurs de recherche (comme Google) capturent aujourd’hui l’attention publique et les ressources publicitaires dont bénéficiaient jusque-là les médias traditionnels. Ce sont ces ressources qui ont longtemps permis de financer les longues enquêtes et les reportages de terrain qui ont alimenté la discussion publique sur le fonctionnement de notre société. Leur diminution a conduit toute l’industrie des médias au bord du précipice financier et a sévèrement limité les moyens disponibles pour le journalisme le plus coûteux en temps et en compétences. Le paradoxe est évident : comme le montrent de nombreux exemples récents, le Web démultiplie d’un côté les possibilités d’enquête journalistique fondées sur des données nouvelles, permet d’enrichir le reportage de terrain et d’augmenter sa circulation, diminue drastiquement les coûts de publication des médias et redonne à l’information locale ses lettres de noblesse. Dans le même temps, la capture de l’attention publique et de la publicité en ligne par les plateformes et les moteurs de recherche rend chaque jour plus improbable le financement de ces formes les plus exigeantes du journalisme.

Le retour sur les réseaux sociaux de questions aussi préoccupantes que celle de la manipulation de l’opinion à grande échelle, de la diminution de l’information originale par rapport au copié-collé et à la communication officielle des entreprises et des gouvernements ou de la circulation très rapide des rumeurs devrait nous inciter à remettre la question du journalisme au centre du débat démocratique. Les plateformes du Web l’ont d’ailleurs compris : face aux critiques dont elles sont régulièrement l’objet, elles ont mis en place des partenariats nombreux avec les médias traditionnels et affichent ostensiblement depuis quelques mois leur intérêt pour le journalisme. La part des profits de ces entreprises qui est aujourd’hui investie dans les médias ou le journalisme est cependant très faible. Quant à leur intérêt pour le « fact checking » et la sincérité de l’information en ligne il semble plus dicté par la pression des opinions et des gouvernements, que par des convictions. Comme l’a très bien résumé récemment Adrienne Lafrance, la directrice du magazine The Atlantic, non seulement Mark Zuckerberg, le fondateur et président-directeur général de Facebook ne comprend pas ce qu’est le journalisme mais il est aussi probable qu’il n’en a cure.

La question de l’emploi des journalistes illustre assez bien la situation dans laquelle nous nous trouvons. En France le nombre de titulaires de la carte de presse est passé de 37.390 à 34.890 entre 2009 et 2018 soit une baisse de 7,1% (http://www.ccijp.net/article-148-statistiques-ccijp.html). Aux États-Unis le nombre de journalistes est passé de 115.000 à 88.000 entre 2008 et 2017 soit une baisse de 23%. Pour la presse écrite la baisse sur la même période est de 45%. En Grande-Bretagne le nombre de journalistes de terrain (« front-line journalists ») employés à plein temps est passé de 23.000 à 17.000 entre 2012 et 2017.

Dans le même temps de nombreux médias recourent de plus en plus fréquemment à l’emploi d’amateurs, comme dans la presse locale et régionale en France, à des formes d’emploi non salarié (autoentrepreneuriat, droits d’auteur, etc.), à la multiplication de CDD d’usages, de contrats de piges ou à la sous-traitance de leurs contenus à des entreprises fabriquant à bas prix des articles à faible valeur d’information. Nombreux sont aussi ceux qui sacrifient l’enquête et le reportage au profit de formats moins coûteux comme la publication de dépêches d’agences de presse, de communiqués de presse ou les débats d’éditorialistes assis.

Cette crise inédite que traverse le journalisme professionnel depuis une dizaine d’années est particulièrement marquée pour les plus jeunes. Alors que ceux-ci se lancent aujourd’hui avec des niveaux de qualification de plus en plus élevés et une vocation parfois plus aigüe que leurs aînés, ils sont maintenus de plus en plus longtemps dans des formes d’emploi intenses et précaires, tirant des ressources de plus en plus faibles de leur activité. La part des contrats à durée indéterminée parmi les nouveaux titulaires de la carte de presse de moins de 31 ans en France est par exemple passée de 59,8% à 31% entre 1990 et 2008 (Frisque et Leteinturier (dir.), Les espaces professionnels des journalistes. Des corpus quantitatifs aux analyses qualitatives, LGDJ, 2015). Comment s’étonner que ces journalistes, dont certains obtiennent leur première carte de presse avec des revenus à peine supérieurs à un demi-smic, abandonnent leur métier de plus en plus tôt et privent de ce fait la profession du renouvellement dont elle a pourtant besoin ? Alors que la part des nouveaux titulaires de la carte de presse abandonnant ce titre au bout de 3 ans était de 13,7% pour la cohorte entrée en 1998, elle s’établit à 21% pour la cohorte entrée en 2013.

Des signes de changement

Est-il possible de changer les choses ? Dans de nombreux pays, le débat sur le financement des médias au service du pluralisme et de la qualité de l’information a déjà commencé. Des idées nouvelles émergent pour enrayer le déclin du nombre de journalistes, améliorer le contenu des médias d’information et essayer de reconstruire la relation vertueuse entre journalisme d’intérêt public et démocratie.

En Australie le Sénat a mis en place en 2017 un Public Interest Journalism Committee qui a proposé des voies de réforme législative permettant de soutenir l’information indépendante et sa diversité, notamment une augmentation des aides publiques pour les médias qui adhèrent aux principes du journalisme au service du public. Au Canada le gouvernement fédéral vient d’inscrire à son budget des aides visant à soutenir le journalisme indépendant et la création d’information originale pour un montant de 595 millions de dollars (396 millions d’euros). Parmi les actions soutenues figurent le soutien public à des médias sans but lucratif s’ils s’engagent à diffuser leurs informations en licence creative commons (permettant la réutilisation sans paiement de droits), afin qu’elles puissent être reprises par les autres médias, et des exonérations de cotisations sociales pour l’emploi de journalistes. Ces mesures seront conditionnées au respect de standards journalistiques proposés par une commission indépendante.

En Grande-Bretagne, un pays dans lequel le principe de subventions directes à des médias privés a très longtemps été rejeté, les aides aux médias sont principalement orientées vers le service public d’information (la BBC). Celle-ci redistribue cependant depuis 2018 une partie de son budget à des initiatives de journalisme local dans le cadre du Local Democracy Reporting Service qui a conduit à l’embauche de 150 journalistes dans des médias locaux. Des aides indirectes existent aussi pour la presse écrite traditionnelle par le biais d’exemptions de TVA pour les abonnements aux journaux. Depuis quelques mois le débat évolue cependant vers la défense de formes plus affirmées de soutien public. Jeremy Corbyn a proposé récemment dans une conférence très médiatisée d’accorder à certaines organisations journalistique un statut d’œuvre de bienfaisance (« charity ») permettant l’obtention de fonds publics et privés via des exemptions fiscales. Des propositions plus originales encore ont été formulées en février 2019 dans un rapport commandé par le gouvernement britannique à Frances Anne Cairncross, une ancienne journaliste, économiste et universitaire. Les auditions nombreuses conduites par la commission réunie pour ce rapport ont conduit à formuler très clairement le risque pesant sur le journalisme d’intérêt public en Grande-Bretagne, spécialement à l’échelle locale. Elles ont aussi permis de dégager plusieurs pistes très intéressantes d’intervention plus poussée des pouvoirs publics dans le soutien à ce journalisme par le biais d’exemptions de TVA systématiques, de financements directs pour l’innovation dans les médias et la généralisation du statut de « charity » pour les organisations médiatiques afin qu’elles puissent bénéficier de financements publics et privés plus importants. Enfin ce rapport suggère la création d’un institut indépendant pour l’information d’intérêt public travaillant avec les médias et les institutions académiques à évaluer et améliorer la qualité de l’information et à orienter les aides publiques et privées au journalisme, à la manière de ce que fait le Arts council qui redistribue notamment les fonds de la loterie nationale vers le secteur de la culture.

Plus près de nous encore, certains pays ont depuis longtemps pris en compte la nécessité de conditionner les aides aux médias au respect de standards journalistiques et notamment à l’emploi de journalistes professionnels dans les médias. Le Luxembourg a mis en place des conditions strictes en terme d’emploi journalistique pour l’obtention d’une aide à la presse. Ne sont éligibles que que les médias dotés « d’une équipe rédactionnelle d’un minimum de 5 journalistes à plein temps liés à l’éditeur par un contrat de travail à durée indéterminée et admis par le Conseil de Presse au titre de journaliste ou de journaliste-stagiaire ». Par ailleurs la subvention accordée est indexée sur le nombre de pages rédactionnelles. En Autriche, les aides directes à la presse, distribuées depuis 2004 par l’Autorité autrichienne des communications (KommAustria), sont accordées pour aider à la diffusion de la presse et au maintien de la diversité des médias régionaux mais aussi pour couvrir diverses dépenses liées à l’amélioration de la qualité des publications comme les frais de formation des journalistes, le recrutement de correspondants étrangers et le financement de projets de recherche. Au [Danemark]((https://slks.dk/fileadmin/user_upload/dokumenter/medier/Mediernes_udvikling/2017/Specialrapporter/Internationale_aktoerer/Rapport_og_bilag/Summary_in_English.pdf) — où la réflexion publique sur le journalisme a aussi été importante ces dernières années — les aides directes à la presse sont attribuées proportionnellement au nombre de journalistes employés et conditionnées par le fait que le média bénéficiaire dispose d’un lectorat socialement diversifié et produise des informations sur la politique et la culture.

La situation évolue finalement aussi aux États-Unis, un pays historiquement extrêmement rétif à toute forme d’intervention publique dans les médias. Alors que les journalistes eux-mêmes regardaient encore il y a quelques années cette idée comme une hérésie contraire au principe d’indépendance de la presse, de plus en plus d’experts insistent sur la nécessité de réfléchir à d’autres moyens de financer les médias que la libre concurrence sur le marché. Plusieurs études ont par exemple démontré l’importance de médias de service public pour la diversité de l’information. Mais surtout les États-Unis connaissent depuis quelques années un important regain des financements d’activités journalistiques par des fondations. Une étude récente à chiffré ces financements à 1,8 milliards de dollars entre 2010 et 2015. Ces fonds sont principalement orientés vers des médias à but non lucratif, des initiatives de journalisme porté par des universités ou la recherche en journalisme et à l’éducation aux médias.

Des aides opaques, injustes et inefficaces

À part quelques remarquables exceptions, on ne trouve malheureusement pas trace de débats aussi importants en France où, pourtant, l’arsenal des aides à la presse est très développé. Le montant annuel total de ces aides est en effet estimé par la Cour des comptes à 1,8 milliard d’euros. Ces aides relèvent principalement de deux catégories. Les aides indirectes, qui représentent les trois quarts de cette somme, consistent à exonérer les entreprises médiatiques de certaines dépenses comme le paiement de la TVA au taux plein, de tarifs postaux au prix du marché, de cotisations sociales ou d’autres impôts. Les aides directes, qui représentent un quart des subventions publiques, permettent quant à elles de soutenir certains types de médias plus particulièrement (par exemple ceux qui ont de faibles ressources publicitaires ou les médias dits de proximité) ou la modernisation de l’appareil de production des entreprises de presse (impression, diffusion…). Si l’on inclut dans les dépenses de soutien aux médias la contribution de l’État au budget de l’audiovisuel public, comme le font de nombreux pays, ainsi que la contribution à celui de l’Agence France Presse, c’est plus de 4 milliards supplémentaires qu’il convient de prendre en compte. Au total, près de 6 milliards d’euros d’argent public sont donc investis chaque année dans les médias en France soit près de 90 euros par habitant et 0,8 % des dépenses publiques hors sécurité sociale.

Ce montant place clairement la France dans le peloton de tête des pays les plus interventionnistes en matière de médias. Certes la contribution de l’État à l’audiovisuel public est plus faible en France que dans des pays voisins comme la Norvège, le Danemark, l’Allemagne, la Finlande ou la Grande-Bretagne qui ont des niveaux de soutien à leur audiovisuel public deux fois plus élevés. En revanche le niveau des aides directes et indirectes aux autres médias atteint en France des sommets dépassés uniquement en Finlande. Une étude internationale réalisée en 2011 par le Reuters Institute for the Study of Journalism a montré par exemple que la France consacrait à ce moment 19,9 € par habitant et par an à son système d’aides aux médias (hors audiovisuel public) contre seulement 12,2 € pour la Grande-Bretagne et 6,4 pour l’Allemagne.

Cette intervention publique est devenue essentielle à la survie d’un grand nombre de journaux et de sites d’information dont les recettes, notamment publicitaires, ne suffisent plus à couvrir les coûts de production. Elle explique d’ailleurs sans doute la relative protection dont a bénéficié le secteur de la presse en France à la suite de la crise de la fin des années 2000 qui a conduit de nombreux journaux à la faillite dans d’autres pays. La Cour des Comptes estime aussi dans son dernier rapport sur la question que 10 à 80% du prix de vente des journaux est aujourd’hui subventionné selon les familles de presse.

Ce système d’aides publiques souffre de nombreux défauts. Le premier est l’opacité créée par le très grand nombre de ces aides auxquelles s’ajoutent régulièrement des mesures discrétionnaires. Le fait qu’elles sont attribuées par le gouvernement participe aussi à créer le sentiment d’une action selon le bon vouloir de l’État. Le travail mené par la Cour des comptes depuis plusieurs années pour évaluer le montant des aides et leurs effets a certes poussé les pouvoirs publics à plus de transparence. Mais la situation reste loin d’être satisfaisante.

Le second défaut de ce système est son caractère inégal. La Cour des comptes a régulièrement signalé l’aléa moral et fiscal introduit par le fait que ces aides ont longtemps profité exclusivement à certains titres en fonction de leur périodicité ou de leur support de publication. Des progrès ont certes été accomplis dans ce domaine, notamment à la suite de la mobilisation des éditeurs de médias en ligne, mais le dispositif des aides reste dans son ensemble orienté massivement vers la presse papier.

L’efficacité des aides est enfin questionnable dans la mesure où elles ne sont pas accompagnées d’exigences particulières des pouvoirs publics à l’égard des bénéficiaires, ni d’un contrôle très poussé sur leur utilisation. Là encore, la lecture du rapport de la Cour des comptes de février 2018 est édifiante. « Les indicateurs, s’étonne la Cour, sont devenus plus globaux et moins susceptibles de permettre d’établir un rapport clair entre les aides et leurs effets ». Dans le langage feutré des comptables publics, on peut difficilement faire critique plus cinglante.

Il est aisé de comprendre les raisons qui poussent la Cour des comptes à critiquer régulièrement ces aides. Tous les signaux alertant sur la possibilité que cette politique publique puisse être dévoyée de ses objectifs en matière de pluralisme et de qualité de l’information sont aujourd’hui au rouge. Les aides à la presse, telles qu’elles sont actuellement conçues, dissuadent l’innovation et la recherche de nouveaux marchés en ligne. Elles produisent une forme de dépendance à l’égard des pouvoirs publics qui n’est en aucun cas souhaitable dans une démocratie. Elles abondent principalement des acteurs en place du marché de l’information, parfois en situation de monopole comme à l’échelle locale. Enfin, elles alimentent les comptes de grands groupes industriels qui sont devenus propriétaires de médias et peuvent être soupçonnés de les utiliser dans un objectif d’optimisation fiscale comme en atteste l’exemple des forfaits de téléphonie mobile bénéficiant jusqu’en 2018 de taux de TVA réduits réservés à la presse parce qu’ils s’accompagnaient d’une offre de contenus numériques.

Quelle réforme pour les aides à la presse ?

En l’état actuel, comme le suggère la Cour, la définition restrictive de la presse dite « information politique et générale » qui reçoit une grande part des aides, constitue une barrière à l’entrée pour de nouveaux médias qui, pourtant, participent aussi à la « vie de la cité » dans un sens élargi qui pourrait à l’avenir servir de base pour l’attribution des subventions publiques, c’est-à-dire « dans toutes ses dimensions politique, économique, culturelle, sociale, scientifique, environnementale, professionnelle, artistique, éducative et qui n’exclurait que la presse strictement récréative ou celle qui s’adresse aux consommateurs. »

Cependant, on peut aussi aller plus loin pour que le système des aides à la presse remplisse vraiment son rôle en matière de défense du pluralisme des médias et de qualité de l’information. Pour ce faire, il semble notamment inéluctable de rompre le lien direct que les aides créent entre l’État et les médias et de conditionner ces aides à l’engagement des rédactions dans les formes de journalisme les plus utiles à la société. Six grandes mesures pourraient contribuer à la réalisation de cet objectif :

  • Limiter au maximum les aides directes à la presse qui sont les plus susceptibles de porter atteinte à l’indépendance des médias. Les aides directes devraient être réservées au service public d’information, aux organisations médiatiques à but non lucratif qui s’engagent à produire de l’information journalistique d’intérêt public et à la diffuser librement, et enfin au financement des activités de recherche et de développement permettant de progresser dans l’invention des nouveaux formats journalistiques sur le web et la diffusion de l’information dans les parties de la population les plus coupées des médias traditionnels.

  • Simplifier le régime des aides indirectes, aujourd’hui trop peu lisible, et en faire le moyen principal d’intervention publique dans le financement des médias. Pour cela l’adoption d’un taux de TVA à 0 % sur l’ensemble des produits des entreprises de presse pratiquant le journalisme d’intérêt public, quel que soit le support, serait un signal fort.

  • Remplacer les aides au portage et à la diffusion de la presse papier par une aide unique à la diffusion fondée sur le critère du nombre d’abonnés du média, qu’il s’agisse d’abonnés papier ou en ligne. Le soutien à la diffusion de la presse papier monopolise une part très importante des aides à la presse, au détriment du soutien au journalisme, comme l’a montré récemment la décision discrétionnaire d’affecter pendant 4 ans la moitié du Fonds stratégique pour le développement de la presse au refinancement des messageries de presse.

  • Conditionner les aides au respect par les entreprises de presse d’engagements chiffrés en matière de journalisme d’intérêt public et d’emploi journalistique. L’obtention des aides à la presse devrait a minima être conditionnée à l’existence d’une équipe rédactionnelle suffisante pour garantir un travail de qualité eu égard à la quantité d’information produite et à la diffusion. Cette équipe devrait être composée majoritairement de journalistes titulaires de la carte de presse employés de façon stable et ayant été formés au journalisme, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.

  • Supprimer à terme l’abattement fiscal forfaitaire dont bénéficient les journalistes. Celui-ci protège certes les journalistes les plus précaires mais il permet aussi aux entreprises de maintenir une pression à la baisse sur les salaires et il contribue à alimenter les doutes de l’opinion sur l’indépendance des journalistes à l’égard du pouvoir politique. Les conditions posées plus haut pour l’obtention des aides en termes d’emploi et de rémunération des journalistes permettraient de rendre caduc ce dispositif en garantissant de meilleures conditions d’emploi aux journalistes.

  • Confier enfin à un organisme indépendant l’instruction des dossiers de demande d’aide et les décisions d’attribution afin de couper court au soupçon d’ingérence politique. Cet organisme pourrait à terme devenir un lieu de réflexion sur la question du journalisme d’intérêt public et financer des recherches dans ce domaine qui profiteraient à tous les médias et au public.

Une telle réforme des aides à la presse permettrait de réintroduire de la transparence, de la justice et de l’efficacité dans le financement public des médias. Elle répondrait aussi à une exigence démocratique. Comme l’a montré une étude récente, la capacité d’un média à publier des informations originales est en effet positivement corrélée au nombre de journalistes qu’il emploie. En conditionnant l’obtention des aides à la presse à l’emploi de journalistes qualifiés en nombre suffisant dans chaque rédaction l’État enverrait donc un signal fort aux entreprises de presse et au public sur son implication dans le soutien au journalisme d’intérêt public dont notre société a besoin.The Conversation

D’autres mesures sont bien sûr envisageables et pourraient donner lieu à un débat public dans les années à venir. La capacité de chaque média à produire une information originale d’une part et diverse d’autre part pourrait par exemple être mesurée à l’aide d’indicateurs simples dont la production par les médias et la vérification par l’organisme indépendant gérant les aides à la presse pourrait aussi devenir une condition de l’obtention d’aides indirectes. Tous les médias qui bénéficient des aides pourraient notamment produire chaque année un rapport sur cette question et attester de leurs efforts en la matière (diversité du reportage, recherche de sources exprimant toutes les voix de la société, extension territoriale de leur couverture de l’actualité, etc.).

Le critère de l’emploi de journalistes qualifiés présente cependant le mérite d’être facile à mettre en œuvre par les médias et aisé à vérifier par les pouvoirs publics. Contrairement à d’autres critères qui ont pu à l’occasion être proposés — comme le respect de grandes valeurs morales par les gérants des entreprises de presse — il ne suppose pas de contrôle des contenus des médias et n’est donc pas suspect d’alimenter la complaisance des entreprises de presse à l’égard de l’État. Il va de soi que cette condition pourrait aussi s’appliquer au financement de l’audiovisuel public. Pourquoi ne pas envisager par exemple que l’État oriente sa contribution au budget des chaînes de radio et de télévision publique vers les programmes qui respectent ces conditions prioritairement, laissant à la publicité le soin de financer les programmes de divertissement ? De même, pourquoi ne pas conditionner le bénéfice des dons défiscalisés des particuliers, dont peuvent bénéficier les médias dans certaines conditions, au respect de ces critères ?

En dissuadant les éditeurs de presse de recourir de façon trop importante au travail d’amateurs payés à la tâche, à des formes d’emploi non salarié (auto-entrepreneuriat, droits d’auteur…), à la sous-traitance des contenus, à la multiplication de CDD d’usages ou à des pigistes en sous-emploi un premier pas décisif serait accompli vers le soutien au journalisme d’intérêt public dont notre société a besoin.

Gilles Bastin, Professeur de Sociologie à Sciences Po Grenoble, Université Grenoble Alpes