Sociologie des boîtes de nuit
À propos de Ashley Mears, Very Important People. Argent, gloire et beauté : enquête au coeur de la jet-set, La découverte, 395 p. Cet article a été publié dans une version légèrement différente par le Monde des Livres.
Ashley Mears a exploré à New York les nuits dorées des nouvelles élites mondiales dans les années 2010. Dans son récit, la sociologie se mêle aux états d’âme des « filles » et des « promoteurs » essentiels à la réussite de ces fêtes pour décrire le fonctionnement de la jet-set et l’exploitation du travail esthétique des femmes sur lequel elle repose.
Les sociologues, surtout lorsqu’ils pratiquent l’observation ethnographique, sont souvent plus intéressés par le bas de la pyramide sociale que par son sommet. L’étude des groupes marginaux ou dominés, comme celle des pratiques déviantes, leur apparaît en effet davantage susceptible de livrer des secrets du fonctionnement de la société que celle de l’élite. Ashley Mears, aujourd’hui professeure associée à l’Université de Boston et dont les travaux ont jusque là porté sur la construction sociale de la beauté des mannequins et le rôle que joue le « travail esthétique » dans l’économie, ne partage pas cette opinion. Dans ce livre saisissant, consacré au monde des « VIP » qui peuplent les boîtes de nuit dans lesquelles les ultra riches dansent, boivent et dépensent jusqu’à l’étourdissement, elle s’efforce de « chercher vers le haut » (studying up) comme disait dans les années 1970 l’anthropologue Laura Nader. De documenter le monde dans lequel nous vivons à partir du sommet.
Ashley Mears s’est intéressée à une des « scènes » sociales sur lesquelles interagit l’élite économique : le Meatpacking District de New York qui accueille un grand nombre de boîtes de nuit et de restaurants fréquentés par les bénéficiaires de l’augmentation vertigineuse des inégalités mondiales, qu’il s’agisse de cadres de la finance, d’hommes d’affaire russes, saoudiens ou malaisiens ou de professions libérales. Cette nouvelle élite est proche de la « classe de loisir » étudiéé par Veblen à la fin du XIXème siècle. Son statut social dépend en effet de sa capacité à dépenser, plus qu’à produire, de manière ostentatoire. Elle s’en distingue cependant sur un point : le temps dont elle dispose pour assurer cette dépense, contrairement à celui de la grande bourgeoisie oisive du passé, est limité.
Comment dépenser le plus possible, au vu au su de tous, le temps d’une soirée ? Pour répondre à cette question, les patrons de boîtes de nuit se sont mis à louer des tables à leurs clients, à leur servir des bouteilles de champagne à table et à recruter des « promoteurs », en général de jeunes fêtards doués pour les relations sociales, dont le travail principal consiste à faire venir autour de ces tables des filles parmi les plus recherchées : des mannequins si possible ou des « civiles » qui leur ressemblent le plus possible. Les filles et le champagne (« models and bottles » selon le jargon du milieu) : les deux monnaies les plus recherchées par les hommes les plus riches (les « baleines ») pour se livrer à ce que Mears apparente à un potlatch moderne.1 « La présence de toutes ces mannequins, analyse la sociologue, n’a pas essentiellement pour but de favoriser des relations sexuelles entre les filles et les clients; il s’agit plutôt en fait de produire du statut social à travers l’exhibition du glamour sexuel des filles » (p. 140).
Ashley Mears a passé de très longues soirées à observer ces rites parfois violents dans lesquels les corps féminins sont exposés comme les bouteilles de champagne.2 Elle a suivi les filles dans les restaurants où leur figuration est requise en échange de quelques plats, dormi dans les dortoirs sans intimité où elles sont logées lorsque la scène se déplace dans les Hamptons, subi la colère des promoteurs exigeant qu’elles restent à leur table jusqu’à trois heures du matin ou qu’elles se plient aux caprices de leurs clients. Son analyse s’éloigne cependant des positions féministes assimilant ce « travail esthétique » à une forme d’exploitation.3 Mears préfère conclure en effet que dans ce monde où l’apparence est reine et où chacun peut tirer un petit profit personnel de sa participation à des fêtes inouïes, les promoteurs comme les filles ont intérêt à ne pas laisser leur relations être assimilée à de la prostitution.
L’interprétation du travail assuré par les filles dans ces clubs changerait-elle si plus de place était donnée dans le livre aux clients et à leur perspective sur ce monde ? Ou si les filles étaient interrogées sur une plus longue période de temps que ces soirées répétitives auxquelles elles participent tant que leur « capital beauté » le leur permet ?4 Ce livre ne permet pas vraiment de répondre à ces questions. Mais il marque par les talents d’observation et d’écriture indéniables5 qu’il manifeste pour donner vie à un monde social jusque là peu connu et encore moins valorisé dans les sciences sociales.6
Extraits
Entre 2011 et 2013, je me suis attachée à documenter cette forme ritualisée de gaspillage somptuaire qui a pour théâtre les boîtes de nuit de luxe du monde entier, de Long Island à Saint-Tropez. Il ne faut pas croire que ce rituel soit facile à mettre en œuvre : il requiert une quantité incroyable de travail, le tout reposant sur une logique économique genrée qui produit de la valeur en mettant en rapport le corps des femmes et l’argent des hommes. La procession des seaux à champagne peut paraître irrationnelle aux yeux d’un économiste moderne, mais pour la sociologie économique, il s’agit la d’une forme typique de performance rituelle qui s’inscrit au cœur des systèmes hiérarchiques du prestige et de la domination masculine. (7)
On peut concevoir la scène VIP comme un réseau complexe de transactions entre promoteurs, clients et belles jeunes femmes. Ce réseau permet aux filles d’accéder à des destinations fabuleuses et de passer du temps avec des individus riches et célèbres. (…) En échange, elles permettent aux promoteurs et à leurs clients d’affirmer triomphalement leur masculinité. À l’instar d’une monnaie, le capital-fille peut être converti par ces hommes en statut social, en relations privilégiées et en affaires lucratives. Les clients se servent de ces filles pour continuer à gravir les échelons de l’élite et construire des liens avec d’autres very important people. (319-320)
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Marcel Mauss a rendu populaire le rite d’Amérique de l’Ouest appelé potlatch par les anthropologues (Boas en particulier) qui consiste pour les membres d’un clan à offrir à leur chef des cadeaux somptuaires dont certains étaient ensuite détruits lors de la cérémonie. Mauss fait du potlatch le parangon des “prestations totales de type agonistique” dans son fameux Essai sur le don. Pour une lecture critique de l’usage de ce concept, voir l’article de Youri Volokhine, “Potlatch : notes sur les usages d’un concept”, qui met en évidence le fait que Mauss sa sans doute pris pour un trait culturel des indiens Kwakiutl ce qui est en fait “une invention commune des missionnaires, des autorités coloniales, des anthropologues et des Amérindiens eux-mêmes” (p. 70). ↩
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La photographe Dina Litovsky, qui définit son travail comme une forme de “sociologie visuelle” et s’est particulièrement intéressée à la construction contemporaine de la féminité, a réalisé une série d’images sur le meatpacking district de New York dans les années 2010. Je reprends ici ses propres mots pour qualifier ce quartier de la ville : “The formerly gritty, working-class neighborhood that used to be known for its dynamic gay nightlife and transgender sex workers, has metamorphosed into an ostentatious, high-gloss carnival for the young, single and heterosexual. While the Meatpacking District’s seedy history of fetish houses and leather bars may have been erased by fashionable nightclubs, the area remains a sexual playground, offering a fascinating glimpse of contemporary romance”. ↩
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Ce point est évidemment crucial. Je partage la réserve exprimée par Sam Pryke dans sa note critique pour The Sociological Review à propos de certaines descriptions et interprétations d’Ashley Mears qui peuvent laisser au lecteur le sentiment que le monde qu’elle a observé est plus violent que ce qu’en disent les filles qui lui parlent du “fun” des fêtes auxquelles elles participent. ↩
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C’est notamment ce que fait Paul Cressey dans The Taxi Dance Hall, un livre important de la tradition interactionniste de Chicago portant sur le “monde social” des “taxi dancers” : des femmes dansant contre rémunération avec les clients masculins des dancings. C’est en analysant le “cycle de vie” de ces femmes que Cressey met en évidence la structuration de ce monde. ↩
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Alain Quemin a donné dans sa recension de la version originale du livre pour la Revue française de sociologie un aperçu plus exhaustif sur la qualité descriptive du travail d’A. Mears. ↩
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Il est probable que l’importance de la médiatisation de cette enquête doit en grande partie à l’originalité du sujet et, pour le dire un peu rapidement, à son glamour. Le “voyeurisme sublimé” des sociologues — une expression de Peter Berger dans son Introduction à la sociologie — rencontre parfois celui des journalistes et peut satisfaire l’attirance des médias culturels pour les sujets permettant d’aborder la pop culture de manière distanciée mais pas trop. À titre d’exemple on pourra consulter des articles publiés sur ce livre ou sur Ashley Mears en France récemment sous l’angle de la “sociologue dans la jet set” ici, là, là ou encore là. ↩