À propos de Nicolas Duvoux, L’avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, PUF, 395 p. Cet article a été publié dans une version légèrement différente par le Monde des Livres le 1er septembre 2023.

La progression régulière des inégalités dans les pays développés depuis les années 1970 est un sujet paradoxal. La question qu’elle soulève peut s’énoncer candidement : pourquoi les pauvres devraient-ils le rester, alors que les riches, de leur côté, s’enrichissent manifestement de plus en plus ? Mais les concepts et les méthodes à mobiliser pour décrire et comprendre ces inégalités sont quant à eux l’objet de discussions parmi les plus sophistiquées et les plus animées dans les sciences sociales contemporaines.1

C’est au centre de ces débats, mêlant des économistes et des sociologues dans de nombreux pays, que se place L’Avenir confisqué, de Nicolas Duvoux. Dans ce livre foisonnant le sociologue ambitionne en effet de contribuer à redéfinir l’inégalité en l’extrayant de sa définition purement « objective » et monétaire pour lui donner l’épaisseur d’une relation sociale. Une relation dans laquelle les individus sont avant tout caractérisés par leur capacité plus ou moins grande à se projeter dans le futur.

« Seuls ceux qui ont assez de ressources et de réserves peuvent envisager de conquérir l’avenir », rappelle évidemment le sociologue. Mais ce rapport à l’avenir dépend surtout pour lui de variables « subjectives » et de « sentiments » qui ne peuvent pas être mesurés sans prendre en compte tout le contexte social dans lequel vivent les individus, que Duvoux qualifie, de manière un peu abstraite, de « synthèse projective ». Le rapport à l’école, le sentiment d’insécurité physique, l’expérience des discriminations font partie des « petites différences » que le sociologue ambitionne de comprendre dans sa définition du rapport « sensible » à l’avenir des uns et des autres.

Nicolas Duvoux remarque par exemple que les participants au mouvement des « Gilets jaunes », bien que se définissant comme pauvres, ne faisaient pas tous partie de cette catégorie au sens monétaire du terme. Ou encore que la possession d’une maison individuelle, qui a longtemps été un élément central du sentiment subjectif de richesse relative pour les ouvriers et les petits employés, a contribué à l’aggravation du sentiment de pauvreté de ces groupes lorsque le prix des transports a commencé à augmenter fortement.

La force de la démonstration de Nicolas Duvoux tient notamment à la discussion serrée qu’il mène avec les travaux consacrés récemment aux inégalités par des économistes comme Thomas Piketty.2 Bien qu’il partage avec eux le constat du grand « retour du patrimoine » à la fin du XXe siècle et au début du XXIe dans la distribution des places sociales, il ne se contente pas d’opposer les individus en fonction du stock de celui-ci. Certes, le patrimoine hérité donne, dans le présent, des avantages à ceux qui en disposent. Mais il construit surtout l’avenir et la confiance que l’on peut avoir en lui. Un avenir maîtrisé pour les uns et confisqué pour les autres qui voient leurs attentes de progrès social – pour eux et pour leurs enfants – contredites par leur exposition à la précarité.

Nicolas Duvoux prolonge par là et actualise les travaux du sociologue Robert Castel (1933-2013) sur la société salariale et la manière dont la protection sociale peut se substituer à la propriété privée du patrimoine comme « possibilité de programmer l’avenir ».3 Des années de politiques publiques ont, depuis, limité la portée protectrice et « projective » du système de sécurité sociale pour les moins fortunés et, au contraire, permis aux plus riches d’anticiper l’avenir avec confiance – par exemple par des exemptions fiscales sur la transmission de leur patrimoine. Le cas de la philanthropie4 illustre particulièrement ce point. En transformant la grande richesse en un projet caritatif ou culturel doté de sens, celle-ci contribue à faire « converger la satisfaction personnelle [des plus riches] avec la prise de contrôle de l’avenir collectif ».

Nicolas Duvoux plaide finalement dans ce livre pour une analyse de l’inégalité qui ne sépare pas les deux extrêmes de la société. A l’inverse des travaux consacrés exclusivement à la pauvreté et à la relation d’assistance à laquelle elle est souvent cantonnée, comme de ceux consacrés aux plus riches et à leur mode de vie, il revendique une approche plus globale considérant la « synthèse projective » comme une ressource centrale pour tous dans la société. « La maîtrise de l’avenir des uns, rappelle Nicolas Duvoux, est en effet reliée, selon des modalités complexes, avec la dépossession et l’enfermement dans le présent des autres. » On ne saurait mieux rappeler l’urgence de continuer à enquêter sur l’inégalité et l’importance du programme esquissé dans ce livre par Nicolas Duvoux.

  1. On peut prendre la mesure de certaines de ces discussions en consultant l’article consacré par Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon à leur approche « subjective » de la pauvreté dans la Revue française de sociologie en 2018 (« Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté subjective et insécurité sociale »), puis les lectures critiques de Lilian Lahieyte (« Sociologie et mesure de la pauvreté ») et Serge Paugam (« Se sentir pauvre »), ainsi que la réponse finale des deux auteurs dans le numéro 2020/2 de cette même revue. 

  2. Lequel a beaucoup contribué au renouveau récent d’une approche des inégalités fondée sur la mesure de la part du revenu national qui revient aux différents fractiles de la société, notamment aux plus riches (le 1%, voire le 1‰) et aux plus pauvres (souvent les 50% les moins riches). Pour des données à l’échelle mondiale fondées sur cette approche, cf. https://wid.world

  3. L’expression est extraite par Nicolas Duvoux de L’insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ? (Éditions du Seuil, 2003, p. 35-36). Nicolas Duvoux commente aussi ici les écrits de Pierre Bourdieu sur le rapport au temps comme élément central de l’éthos économique, notamment dans sa scoiologie de l’Algérie. 

  4. À laquelle Nicolas Duvoux a consacré un ouvrage : Les oubliés du rêve américain. Philanthropie, Etat et pauvreté urbaine, Paris, PUF, “Le Lien social”, 2015.