Note : J’ai rencontré Howard Becker à trois reprises, au début des années 2000. La première de ces rencontres, au printemps 2004, était typique du genre d’activité qu’il menait en France tous les ans à cette époque. Il s’agissait d’un séminaire de doctorantes et doctorants lors duquel chacun présentait une communication faisant usage de concepts ou de méthodes caractéristiques de l’interactionnisme. Becker écoutait patiemment les présentations et en faisait un commentaire parfois un peu sibyllin mais qui lui donnait l’occasion de raconter des anecdotes, comme il le faisait à la même époque dans ses manuels. Je me souviens d’avoir essayé (assez maladroitement sans doute) de rapprocher sa conception des mondes sociaux des écrits de Halbwachs dans Matière et société (1920)1. Être comparé à un durkheimien ne lui avait pas vraiment plu et il avait rappelé dans son commentaire qu’il était beaucoup plus inspiré par Tarde (que Bruno Latour lui avait sans doute fait découvrir mais dont la popularité parmi les étudiants de sciences sociales français était faible hors du Centre de Sociologie de l’Innovation). La deuxième fois, la même année, je lui avais demandé de participer, avec Bruno Latour, au jury du concours de sociologie visuelle que nous avions organisé à l’ENS de Cachan. Nous avions passé une demi-journée très studieuse et très plaisante à la fois, dans une salle, à discuter des images que nous avions reçues et de leur qualité comme documents sociologiques. La complicité intellectuelle entre Becker et Latour était manifeste. Tous les deux avaient ce talent rare de parler de choses compliquées avec des mots simples et de faire preuve, pour les choses simples comme ce concours, d’un enthousiasme communicatif. La dernière fois, un an plus tard, j’ai eu l’occasion de l’écouter lors d’une conférence organisée par Alain Pessin à Grenoble, à l’issue de laquelle il avait joué du piano pour l’assistance. Ce texte a été publié dans une version simplifiée par le journal Le Monde le 22 août 2023, quelques jours après l’annonce de sa mort.

Le sociologue américain Howard Becker est mort le 16 août 2023 à l’âge de 95 ans dans sa maison de San Francisco. Figure centrale de la sociologie au XXème siècle, Howard Becker était le dernier représentant de l’« école de Chicago » et a particulièrement contribué à l’étude de la déviance et à celle de la musique. Monument vivant de la sociologie, « Howie », comme il souhaitait qu’on l’appelle, avait su rester une source d’inspiration bienveillante pour tous ceux qui se demandent, ainsi qu’il le faisait dans un de ses derniers livres, comment « raconter la société ».2

Né à Chicago le 18 avril 1928 dans une famille juive d’origine lituanienne, Becker aimait rappeler qu’il avait commencé à travailler à quinze ans comme pianiste dans des clubs de la ville.3 Pour passer le temps et rassurer ses parents, il s’était par la suite inscrit au département de sociologie de l’Université voisine de Northwestern. Il y découvrit la grande tradition américaine de l’« interactionnisme symbolique », fondée par George Herbert Mead (1863-1931) et Robert Park (1864-1944), une approche des faits sociaux selon laquelle les gens agissent non pas en fonction de leur origine sociale mais de la signification de leur action, laquelle se construit dans leurs interactions avec autrui.

Becker y fut influencé notamment par Everett Hughes (1897-1944), qui s’intéressait alors aux relations sociales dans les métiers « modestes » et dirigea sa thèse sur les carrières des professeurs des écoles de la ville (1951). Au contact de futurs sociologues de premier plan comme Erving Goffman (1922-1982), Anselm Strauss (1916-1996), Eliot Freidson (1923-2005) ou encore Jo Gusfield (1923-2015) il découvrit sa vocation : observer le comportement des gens ordinaires, leur demander comment ils s’entendent pour réussir ce qu’ils entreprennent ensemble, prendre des notes et en faire des articles et des livres intéressants.

Après sa thèse, Howard Becker participa à la grande enquête collective dirigée par Hughes sur la formation des étudiants en médecine de l’Université du Kansas (Boys in White, 1961). Cette recherche, typique de l’approche de Chicago, impliqua une observation directe intense du travail et des relations informelles des futurs médecins. Elle lui permit de mettre en évidence la façon dont les étudiants intègrent, pendant des études qui ressemblent au plus long rite de passage des sociétés modernes, une « perspective » sur le monde qui fait autant d’eux des médecins que les savoirs techniques qu’on leur enseigne.

Becker s’appuya par la suite sur sa connaissance intime du milieu musical pour développer un ensemble de réflexions sur la fabrication de la marginalité et de la déviance dans la société. Ce travail fut appelé à une immense popularité après la parution d’Outsiders en 1963. Becker mettait notamment en évidence les processus d’auto-ségrégation par lesquels les musiciens de danse, qui jouent dans des clubs ou des bars, s’isolent de la culture de leur public dont ils dédaignent le goût pour les tubes commerciaux. Il s’intéressait aussi dans le livre à la consommation de Marijuana qu’il étudia en décrivant les étapes par lesquelles passe tout fumeur et l’importance des interactions avec autrui dans ce qu’il appelait alors de manière provocante une « carrière déviante ».

La perspective était audacieuse : loin de considérer la déviance comme un acte individuel isolé appelant une réponse sociale, Becker la voyait au contraire comme un ajustement progressif aux normes variables des groupes sociaux auxquels appartiennent les individus. Il mettait aussi en évidence l’importance de la « labellisation » des conduites déviantes par différentes organisations d’« entrepreneurs de morale » exigeant des pouvoirs publics qu’il maintiennent l’ordre existant et contribuant à l’évolution de ces normes dans un sens répressif.

Becker devint dans les années 1960 et 1970 un des critiques les plus en vue du conservatisme d’une partie des sciences sociales américaines, peu enclines à remettre en question l’existence de normes sociales et la légitimité des institutions à les faire respecter. Bien qu’il ne fut pas le plus théoricien des membres de la « seconde école de Chicago », il joua un rôle important de porte-parole pour la perspective sociologique critique qu’elle incarnait sur la façon dont sont construits les problèmes sociaux et dont sont traités celles et ceux qui sont labellisés comme déviants. En 1966 il exprima par exemple les raisons qui poussent les sociologues à faire preuve d’un « manque de respect pour l’ordre établi » et à adopter le point de vue des dominés plutôt que celui des élites sur la société dans une conférence célèbre intitulée « De quel côté sommes-nous ? » (« Whose side are we on ? »).

Plus tard, Becker entreprit de généraliser ses idées sur la musique à l’ensemble de ce qu’il appelait alors les « mondes de l’art » (Art Worlds, 1982 [1988]). Il contribua ainsi à populariser le concept de « monde social » qui, comme celui de « carrière » précédemment, était issu de la tradition de Chicago. Là encore, la rupture avec le sens commun était frappante : le livre, en mettant en évidence les chaînes de coopération invisibles qui relient les différents acteurs d’un monde de l’art et participent à l’entretien de la croyance dans la valeur des oeuvres, remettait en cause l’idée selon laquelle l’art est l’affaire des artistes et d’eux seulement.

Ce livre contribua aussi à faire de la notion de « convention », qui désigne la compréhension partagée qu’ont les acteurs d’un monde social de ce qui les réunit, un concept central de la sociologie. Comment se fait-il, aimait à demander Becker, que des musiciens qui ne se connaissent pas, qui jouent d’instruments différents et qui, parfois, ne parlent pas la même langue, soient capable en quelques secondes, sur la scène d’un club de jazz, de jouer ensemble n’importe lequel des quelques centaines de titres du répertoire ? C’est cette question, éminemment pratique pour un musicien et éminemment intéressante pour un sociologue, à laquelle Becker s’est finalement consacré, comme par exemple dans l’ouvrage écrit à quatre mains avec son ami Robert Faulkner, un autre jazzman sociologue qui examine la place du répertoire du jazz dans ces conventions (Do you know… ? The Jazz Repertoire in Action, 2009 [« Qu’est-ce qu’on joue, maintenant ? » Le répertoire de jazz en action, 2011]).

Cette conception fluide des relations sociales et l’approche radicalement inductive de l’enquête défendues par Becker connurent une grande postérité en France dans les années 1990. Pour des raisons qui doivent sans doute beaucoup aux caractéristiques de la sociologie française, à l’époque dominée par le paradigme, plus rigide que celui de « monde », du « champ » bourdieusien ainsi que par un rapport moins spontané à l’enquête, Howard Becker fut célébré dans de nombreuses universités et invité dans de multiples colloques et séminaires. Il vivait alors chaque automne, à Paris, une seconde carrière académique et prodiguait avec générosité des conseils avisés à toutes celles et ceux qui le sollicitaient.

Pendant ces années, sa production d’ouvrages consacrés au processus de la recherche en sciences sociales fut aussi particulièrement intense. Becker expérimenta en effet toute sa vie des formes originales d’écriture sociologique et d’enseignement de cette discipline. La photographie, pratiquée par sa seconde épouse et co-autrice Dianne Hagaman, la performance théâtrale, la littérature oulipienne, entre autres, lui donnèrent matière à réflexion sur les différentes façons de collecter des matériaux décrivant des interactions et de parler de la société. Les réflexions qu’il a tirées de ces expériences, dans le style simple et flegmatique qui le caractérise, par exemple dans Telling about Society (2007 [2009]), sont devenues des classiques de l’enseignement de la sociologie.

Pour Howard Becker, contrairement à Pierre Bourdieu, la sociologie n’était pas un « sport de combat ». C’était un jeu. Un des plus sérieux qui soient, certes. Mais un jeu dans lequel le plaisir, l’échange et l’improvisation ont la plus grande place.


  1. Pour être plus précis ma remarque portait sur le fait que Becker utilise le concept d’« intégration » dans son analyse des mondes sociaux, un concept dont la connotation durkheimienne est difficile à nier, même si il ne s’entend pas dans l’approche interactionniste à l’échelle de la société dans son ensemble. Halbwachs ouvre cependant dans son article de 1920 une piste pour comprendre les appartenances multiples des individus et leur intégration à des groupes. Il discute dans Matière et société le rapport des individus à la société et la situation de ceux — particulièrement la classe ouvrière du fait du travail en relation directe avec la matière qu’elle accomplit — qui s’éloignent plus ou moins durablement de « la vie du groupe ». Il fait aussi référence aux communautés religieuses et à leur vie à l’écart de la société : « Quand plusieurs personnes s’entendent pour vivre hors du monde, loin du siècle, comme dans certaines communautés religieuses, ils sortent d’une société pour en créer une autre, plus étroite : ils sacrifient une partie de leurs relations avec les hommes au souci de multiplier et renforcer celles qui les unissent à un petit nombre d’entre eux. Il est naturel qu’on distingue ces fondateurs et ces membres d’associations, auxquels ne suffit pas la société commune, et qui, en quelque sorte, la dépassent, de ceux qui restent au-dessous d’elle. » (Maurice Halbwachs, « Matière et Société », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 90 (Juillet à décembre 1920), pp. 88-122. 

  2. Au moment où j’écris ces lignes, le site personnel de Howard Becker est toujours en ligne. Ce site contient un lien vers une boîte mail permettant de lui envoyer un message et des conseils délicatement ironiques aux nombreux étudiants qui le contactaient fréquemment pour lui demander de les aider à rédiger un essai sur lui… 

  3. Becker a rappelé à de nombreuses reprises son passé de pianiste de jazz. Il s’en est inspiré pour ouvrir des terrains de recherche et a écrit abondamment sur le canon jazzistique comme un exemple du fonctionnement « conventionnel » des mondes sociaux. Dans un article très récent, le sociologue britannique Les Back a insisté, à partir de nombreux exemples et d’entretiens avec des sociologues musiciens (dont Becker), sur les liens plus essentiels encore qui relient ces deux pratiques (la sociologie et la musique), notamment l’attention aux autres, la reconnaissance de l’importance de l’improvisation dans les interactions de la vie courante ou la capacité à sortir du monde académique et de se confronter à des normes et valeurs différentes de celles des universitaires.