Max Weber et l'épistémologie des sciences sociales
À propos de Max Weber, Qu’est-ce que les sciences de la culture ? Édition et traduction de Wolf Feuerhahn, CNRS Editions, 537 p. Cet article a été publié dans une version légèrement différente par le Monde des Livres le 30 juin 2023.
Depuis sa mort prématurée, au lendemain de la première guerre mondiale, le sociologue Max Weber (1864-1920) est devenu une figure tutélaire des sciences sociales et un fétiche disputé dans de nombreux débats intellectuels. Qu’il s’agisse de la place de la religion dans le développement d’un monde fondé sur la rationalité, de l’exercice du charisme en politique, de la violence d’État ou encore du devenir du capitalisme, nombreux sont les sujets à propos desquels les travaux de Weber ont occupé la première place pendant tout le XXème siècle.
Weber — qui fut principalement un professeur d’économie politique mais qui en remontrait aux sociologues et aux historiens de son époque — contribua activement au développement des « sciences de la culture » de son temps, particulièrement la sociologie. Il prit notamment part aux nombreux débats qui opposèrent à la fin du XIXème siècle et au début du XXème en Allemagne les défenseurs d’une approche historique ou « idiographique » des faits sociaux et ceux d’une approche « nomologique » guidée par la recherche de lois et l’application du principe de causalité au-delà de la frontière des sciences de la nature. Les douze essais de « théorie de la science » qui en résultèrent furent réunis de manière posthume par Marianne Weber en 1922.
La destinée de ces textes fut contrariée en France. Ceux-ci ne furent en effet que partiellement traduits par Julien Freund en 1965 et il fallut que quarante années s’écoulent encore avant que certains textes manquants du volume soient traduits en ordre dispersé.1 À la difficulté intrinsèque de ces textes d’épistémologie, aux sinuosités connues de la phrase wébérienne et aux méandres de la polémique académique, qui sont en soi des obstacles suffisants sur le chemin d’une claire compréhension de ces essais, s’ajoutait donc pour le lecteur français, jusqu’à il y a peu, le manque d’une perspective d’ensemble sur l’entreprise épistémologique wébérienne.
Un pas de plus vers cette perspective est réalisé aujourd’hui avec la parution du dernier de ces essais non encore traduits en français : « Roscher et Knies et les problèmes logiques de l’économie politique historique » (1903-1906). Wolf Feuerhahn n’a pas seulement traduit ce texte. Il livre aussi une analyse historique très fouillée de son contexte qui permet de mieux comprendre l’origine et les raisons de la querelle qui opposa des années durant la première école historique allemande, celle de Knies et Roscher, à la seconde dont Weber était un représentant.
L’enjeu n’était pas mince comme le rappelle Wolf Feuerhahn : l’histoire comme discipline « doit-elle étudier des faits individuels ou des faits collectifs, des événements politiques ou des transformations culturelles et, pour ce faire, peut-elle dégager des lois de l’histoire ou doit-elle se contenter de relater des faits singuliers ? » Weber développa pendant toute sa vie des réponses élaborées à ces questions. Il opposa aux plus empiristes de ses collègues de très riches considérations sur l’impossibilité d’une saisie purement descriptive du monde social, sur le pédantisme ou l’esthétisme inhérent à cette posture affirmant n’être guidée que par la singularité des faits, et sur le dilettantisme auquel elle succombe en mêlant fréquemment des considérations éthiques et politiques à ses descriptions.
La liste est encore longue des mésusages de Max Weber en France. On ne peut qu’espérer que certains seront moins faciles à commettre dans le futur grâce à la parution de ce livre, à commencer par celui qui fait du sociologue un défenseur d’une très abstraite et radicale « neutralité axiologique » face aux données du monde. L’enquête historique décrite ici par Weber est en effet beaucoup plus affaire d’« intérêt » ou de « point de vue » que de neutralité !
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La parution la plus marquante est celle de « Concepts fondamentaux de sociologie » dans une traduction de Jean-Pierre Grossein (Paris, Gallimard, «Tel» n°414, 2016, 405p.) ↩