À propos de Annie Ernaux et Rose-Marie Lagrave, Une conversation, Audiographie, Éditions de l’EHESS, 140 p. Cet article a été publié dans une version légèrement différente par le Monde des Livres le 12 mai 2023.

Annie Ernaux et Rose-Marie Lagrave ne se rencontrèrent que tardivement, dans un colloque consacré aux liens entre littérature et sciences sociales à Paris au début des années 2000. La première, écrivaine et future Prix Nobel de littérature, avait fait de la condition féminine un objet de littérature reconnu depuis la parution des Armoires vides chez Gallimard en 1974. La seconde, sociologue et directrice d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, s’apprêtait à fonder un des premiers masters consacrés aux études de genre en France. Elles n’étaient sans doute pas faites pour se rencontrer, tant leurs deux mondes sont éloignés, mais plutôt, comme le dit Annie Ernaux dans une étrange formule s’agissant d’un premier échange, pour se « reconnaître » mutuellement.

Cette reconnaissance c’est évidemment celle des lieux et des événements qui ont contribué à leurs parcours respectifs : des origines géographiques communes, en Normandie, un milieu familial modeste, l’école qui permet de s’en extraire, parfois au prix d’une grande violence symbolique, le poids quotidien du catholicisme, l’engagement féministe, la déception conjugale et le démariage. L’une et l’autre se remémorent et reconnaissent ensemble, au fil de la conversation engagée dans ce livre bref et saisissant, ces marques laissées par la société sur leur existence de femmes émancipées, nées à quelques années d’écart au milieu du XXème siècle.

La reconnaissance dont il s’agit ici est aussi celle des influences intellectuelles et des dettes réciproques entretenues par la littérature et les sciences sociales. On mesure en effet très finement, en lisant ce livre, combien certaines lectures ont mis en mouvement ces deux femmes, chacune dans sa direction. Il s’agit de Simone de Beauvoir évidemment mais aussi de Janine Brégeon, Germaine Greer ou Claire Etcherelli et évidemment de Pierre Bourdieu sur lequel elles portent toutes deux un regard plus positif que nombre de jeunes féministes. Cette conversation met en effet en évidence la façon dont la sociologie critique de Bourdieu, son attention à la matérialité des structures sociales et de la mémoire notamment, a permis à l’écrivaine de décrire ce qu’elle appelle, à propos de l’avortement qui est l’objet de L’événement (2000), « l’effarement du réel ». En retour, elle a fait des livres d’Annie Ernaux, dès la parution des Armoires vides, des sources d’inspiration que Rose-Marie Lagrave décrit, dans un saisissant jeu de miroir, comme des « boussoles non-normatives » pour sa propre sociologie, ajoutant cette belle remarque dans la conversation pour reconnaître sa dette : « De livre en livre, je ne t’ai plus jamais lâchée ».

Finalement, cette conversation attentive est bien plus qu’une discussion ou un échange, des termes fréquemment utilisés dans la littérature ou les sciences sociales qui suggèrent le débat d’idées. Au fil de ces petits actes de reconnaissance mutuelle engagés entre les deux autrices, à propos de lectures, de souvenirs ou de combats (comme celui pour la fin de vie qui conclut le livre), on y lit l’importance de ce que Rose-Marie Lagrave a appelé « se ressaisir » dans une remarquable enquête autobiographique publiée en 2021.1 Se ressaisir c’est en effet à la fois reprendre ses esprits pour affronter l’adversité du monde et se soumettre à la prise de l’enquête sociologique. Dans l’un comme dans l’autre de ces deux exercices, ce livre montre très subtilement que l’on n’avance pas sans contracter de dettes à l’égard de celles et ceux sur lesquels on s’appuie et que la conversation est peut-être le meilleur moyen de les honorer.


  1. Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, La découverte, 2021.