Apparition d'Erving Goffman
À propos de Yves Winkin, D’Erving à Goffman. Une oeuvre performée ?, MKF Editions, 189 p. 20€. Cet article a été publié dans une version légèrement différente et plus courte par le Monde des Livres le 14 octobre 2022.
Yves Winkin s’appuie sur sa connaissance intime et approfondie de l’œuvre de Goffman pour comprendre la relation que le sociologue a entretenu pendant toute sa vie avec la biographie et la photographie.
Erving Goffman (1922-1982) fut un des observateurs les plus clairvoyants de ce qu’il appelait « l’ordre de l’interaction » : cette façon étrange que nous avons d’ajuster en permanence notre comportement au « cadre » de nos rencontres, même les plus insignifiantes, et à transformer ainsi toute interaction en représentation. Dans D’Erving à Goffman, Yves Winkin nous fait pénétrer dans la fabrique intime de cette sociologie dramaturgique.
Winkin a en effet longtemps essayé d’écrire une biographie totale du sociologue qu’il avait fréquenté pendant ses études aux États-Unis. La tâche était cependant d’une ampleur immense. On sait en effet que Goffman tenait la biographie en horreur et qu’il se refusait même — sauf en de rares occasions — à être pris en photo. Ses proches, depuis le décès du sociologue en novembre 1982, ont limité la circulation des matériaux personnels et n’ont rien fait pour faciliter le travail des biographes. Winkin, qui n’a donc pas réussi à mener à terme son projet initial, conduit à la place ici une réflexion brillante sur les apparitions publiques de Goffman. Celui-ci aimait en effet séduire son public lors des conférences qu’il donnait. Et lorsqu’il ne chassait pas les photographes présents, il prenait attentivement la pose pour eux en contrôlant à la fois le cadre et sa propre position dans ce cadre, comme dans l’image prise par Frederick Meyer pour le New York Times vers 1975 dans son bureau de l’Université de Pennsylvanie qui est devenue son portrait officiel.1
Le paradoxe n’est qu’apparent. Au moment où cette photographie est prise, Goffman travaille sur un de ses livres les plus étonnants : Gender Advertisements (1976 pour la première publication) dans lequel il commente des dizaines de photographies donnant à voir la stéréotypisation des attitudes féminines et masculines dans la publicité et sa contribution à la production du genre et à sa manifestation (le “gender display” comme il dit alors). Un des chapitres de ce livre est consacré à la photographie et contient des remarques sur les portraits des savants dans la presse qui souvent “mime[nt] maladroitement une posture extraite de [leur] propre rôle (…) en jouant une sorte de pantomime aux expressions figées” (traduction de Winkin, p. 13 du livre). Dans cette image Goffman rejette le cadre habituel (la bibliothèque, les lunettes, le stylo en action sur le papier…) mais il produit le sien (le costume noir et la cravate, éloignés des chemises ouvertes et colorées qu’il portait d’habitude, les mains aux doigts entrelacés, les pages qui l’entourent physiquement…).2
La « métabolisation de la vie d’Erving en l’oeuvre de Goffman » à laquelle procèdent à la fois l’exercice de la conférence et celui de la photographie, que Goffman a pratiqués tous les deux de manière très contrôlée, était aussi une façon, pour le sociologue de jouer (au sens de performer) sa propre théorie des relations sociales. Goffman, nous dit ici Winkin, n’a pas tiré sa théorie de sa biographie. Il a joué cette théorie dans sa biographie, particulièrement dans ses conférences et les rares poses prises pour des photographes. Winkin écrit, d’une belle formule, que dans ces moments, Goffman mettait « son œuvre en pratique dans sa vie » (15).
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Jusqu’à aujourd’hui une recherche en ligne sur les images de Goffman permet de constater que cette photographie est quasiment la seule disponible. Elle est reproduite dans le livre comme d’autres beaucoup moins connues mais dans lesquelles Goffman prend tout autant la pose. Ainsi de la photographie de groupe réunissant tous les participants au colloque de la Fondation Wenner-Gren sur les rituels séculier en août 1974 sur laquelle Goffman s’est placé à l’extrémité gauche du cadre et est le seul personnage à ne pas regarder le photographe. Il s’est tourné d’un quart de tour pour regarder à la place ses collègues se faire photographier… ↩
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Goffman pratiquait lui-même la photographie et Yves Winkin rappelle qu’il était parti sur l’île d’Unst pour sa thèse en 1949 avec un appareil photographique. Les images qu’il y a prises n’ont toujours pas fait surface… mais la thèse intitulée Communication Conduct in an Island Community, quant à elle, est aujourd’hui disponible en ligne. Dans son introduction à cette publication numérique, Winkin la qualifie de “Rosetta stone for his entire work”. ↩